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Propos de gastronomes à propos de table

Propos de gastronomes à propos de table

Propos recueillis par Walter Fostier, 1975

Une rencontre avec Francis Geerts, Président du Club des gastronomes

Gastronomie, art culinaire, cuisine, restaurants, gourmand, gourmet, sont des mots très employés du vocabulaire français… en Belgique. Le Belge aimerait-il la table ? La Belgique a-t-elle de bons restaurants ? Les guides culinaires sont-ils nécessaires ? Voilà une série de questions que j’ai pu poser, entre autres, à M. Francis Geerts, le jeune et volontaire président du Club des gastronomes de Belgique qui fête cette année ses 45 ans, dont 10 ans sous la direction éclairée de cet homme aimable et connaisseur.

Qui a fondé le Club des gastronomes ? Quels ont été ses présidents successifs ?

C’est M. Pierre Morren, avec Curnonsky, Prince élu des Gastronomes.

Et vous avez succédé à M. Morren…

En quelle année êtes-vous devenu président du Club des Gastronomes ? Quel âge aviez-vous ?  En 1963, M. Pierre Morren quitte la direction du Club, désirant se reposer au lac de Virelles, dont il était l’administrateur. Je ne pris pas immédiatement le poste de président du Club des gastronomes de Belgique, mais celui d’administrateur-délégué. À l’époque j’avais 30 ans. En 1965, je devins président et le suis donc depuis 10 ans, coïncidence avec l’anniversaire du Club.

Comment est composé le Conseil d’Administration du Club des gastronomes ? Combien de membres avez-vous ?

Le conseil est composé comme suit : administrateur-trésorier, M. E. Gehain, directeur financier chez Renault-Belgique ; administrateur-chef du protocole, M. Jo Semal, conseiller la Cour d’Appel de Bruxelles ; président des Oscars, M. Pierre Romeyer, restaurateur ; président honoraire des Oscars et administrateur, M. F. Meyrath; administrateurs, MM. Carlo Depoortere, industriel à Courtrai ; Roger Lemaire, photograveur ; Paul Buss, industriel; Jean Frisque, brasseur et Jean Mentior, négociant. Nous totalisons +/- 460 membres privés, de professions diverses, et une centaine de membres restaurateurs.

Quel doit être le but essentiel d’un club gastronomique ?

Faire mieux connaître la gastronomie et les vins, mais surtout faire mieux comprendre le parfait mariage des épices, des mets et des vins, selon la saison ; et à travers les réunions que nous organisons, promouvoir en même temps, ce qui est aussi essentiel, l’amitié entre Belges et autres habitants de la planète.

M. Francis Geerts, un des gastronomes les plus avertis qui soient, siège dans plusieurs jurys de concours culinaires. (Photo Francis Haine).

Un club de gastronomes, cela ne groupe-t-il que des gastronomes ?

Non évidemment, mais grâce à nos réunions un nouveau membre se doit, s’il a le désir de devenir gastronome, de perdre le désir d’excès, de ne plus commettre d’erreurs dans les successions de mets et de vins, de ne pas vouloir tout déguster sans tenir compte des saisons, ce qui inévitablement provoque l’appel au factice, à la réfrigération et à la conserve. Certains restaurants, selon moi, ont le tort de vouloir tout servir, toute l’année.

Le Belge est-il, comme on le dit, un convive moins raffiné que le Français ?

Absolument pas. Vu le nombre de ses habitants, la France a, bien entendu, plus de gastronomes raffinés que la Belgique, mais proportionnellement parlant pas. La Belgique en a tout autant si pas plus même, car le Belge recherche le raffinement plus que le Français, qui, chauvin, reste attaché à ses spécialités nationales. Nous, nous débordons, recherchant parfois dans d’autres pays, telle spécialité, tel vin, telle coutume et telle présentation digne d’intérêt.

La France a de bons restaurants chers, mais beaucoup de bons restaurants bon marché. La Belgique, à part quelques maisons, n’a que de bons restaurants chers. À quoi et à qui, attribuez-vous ce phénomène ?

Ceci est malheureusement exact. Les bistrots sont typiquement français ainsi que les auberges de routiers d’ailleurs, dont plusieurs sont dignes d’intérêt. La Belgique ne connaît pas ce genre de petit restaurant. Certains essaient de vivre, mais sans succès. Cela, peut-être, à cause du manque de passion du restaurateur pour ce genre de maison, mais aussi parce que les Belges ne jurent que par les bistrots français, dédaignant ceux de Belgique où de la persévérance de la part des restaurateurs serait, à mon avis, souhaitable.

Lorsque votre épouse et vous échappez aux dîners et voyages gastronomiques et restez chez vous, que mangez-vous ?

Peu. Mais en restant autant que possible dans la voie de la qualité. Un soir, par exemple, je peux très bien me contenter uniquement de quelques fruits de mer et d’un excellent muscadet. Un autre soir, un bon saumon avec un œuf poché, qui représentent un excellent mariage. Un autre repas peut être parfait en étant composé de deux ou trois bons fromages accompagnés d’un excellent bordeaux ou bourgogne.

Quel est, selon vous, le meilleur restaurant du littoral ? de Bruxelles et sa périphérie? De l’Ardenne ?

Il est extrêmement délicat de vous répondre. Un avis dépend de l’humeur du convive en salle, de ce qu’il déguste, de l’humeur du chef et du personnel en salle, qui est aussi important, car le meilleur des plats cuisinés, s’il est mal servi, fait pâle effet. Cela dépend aussi du moment de la dégustation, certains restaurants étant plus sensationnels en telle ou telle période plutôt qu’en une autre. Quant aux restaurants qui pourraient être cités, puisque vous insistez pour avoir des noms, je vous propose, à Bruxelles-Centre-Ville : Comme chez Soi et Le Carlton ; à Bruxelles-Périphérie : La Villa Lorraine et Romeyer ; au littoral : Le Vigneron à Ostende et L’Aquilon à Knocke; dans les Ardennes : Le Moulin Hideux à Noirefontaire et L’Air Pur à La Roche. J’en oublie beaucoup, mais pris à l’improviste, voici ce qui me vient à l’esprit.

Chaque année, vous élisez « Oscar du Club des Gastronomes » un bon chef de Belgique. Quels sont vos lauréats des dernières années ? Quel sera votre lauréat pour 1975 ?

Les Oscars existent depuis 1954, et le premier élu a été M. Fernand Meyrath, alors propriétaire-chef des Provençaux, à Bruxelles. Les Oscars des cinq dernières années ont été, en 1970, M. Henrion, Moulin Hideux, Noirefontaine ; en 1972, M. P. Wynants, Comme chez Soi, Bruxelles et M. Minot Hôtel de la Côte d’Or à Saulieu ; en 1973, M. Jean Lenoir Hostellerie Lenoir, Auvillers-les-Forges ; et M. Claude Dupont, Claude Dupont, Bruxelles ; en 1974, M. Roger Kolmer, Prince d’Orange, Bruxelles. Pour 1975… Il s’agit de l’année de la femme. Il y a en Belgique plusieurs cordons bleus féminins valables et je pense à faire décerner l’Oscar à l’un d’entre eux.

Le mot « gastronome » n’est-il pas galvaudé à travers une étonnante série de week-ends et de festival qui de gastronomiques n’ont que le nom. Ce gaspillage n’amène-t-il pas mainte personne à croire que, dès qu’elle mastique, elle se conduit en gastronome ?

C’est malheureusement exact. Beaucoup trop de week-ends sont organisés sur le thème d’une soi-disant gastronomie, où l’on donne des noms ahurissants aux préparations servies à un nombre trop élevé de convives. Même si ces week-ends se font avec la participation d’un grand chef, celui-ci ne peut plus prétendre pratiquer la gastronomie idéale, vu ce qui lui est imposé. Au point de vue publicitaire c’est, bien entendu, satisfaisant pour lui. Sans doute est-ce cela qui compte.

Que pensez-vous de l’utilité des concours culinaires ?

De tels concours sont utiles. Ils permettent de découvrir des jeunes talents, d’en affirmer d’autres et de voir aussi certaines nouveautés se créer. Il faut cependant éviter la pléthore et éviter aussi d’en arriver (par manque d’élément capable) à couronner n’importe qui à cause de la multiplicité des concours qui dépasse celle des nouveaux chefs. Il vaut mieux sauter une nomination et une année plutôt que de galvauder une réputation.

Quelles est la meilleure, la plus sérieuse et la plus lue des publications de langue française spécialisées en cuisine, vins, gastronomie ?

A mon avis le Guide des Connaisseurs édité par Jacques Kother était excellent et varié. Il a malheureusement disparu. J’espère que ce n’est que temporaire. Quantités d’autres revues publient des articles culinaires et vineux intéressants, mais ne sont pas spécialisées. Pour la France, il y a notamment : Cuisine et Vins de France, pour les mets et Revue du Vin de France pour les vins ; toutes deux sont cependant assez techniques.

Comme certains connaisseurs belges et français, estimez-vous aussi que le Guide Kleber est le plus impartial ?

Oui, mais comportant quelques erreurs. Il me semble qu’en ce qui concerne les guides, le Michelin reste le numéro 1.

Estimez-vous que Gault et Millau rendent service ou pratiquent de la critique gastronomique anarchique ?

Ces Messieurs rendent service, ne fût-ce qu’en arrachant à leur torpeur certains restaurateurs, certains producteurs de vins, et certains commerçants. Leurs critiques sont souvent démesurées, mais il est aisé pour le lecteur averti d’en retirer ce qu’il faut et d’oublier le reste.

La gastronomie est-elle encore connue et appréciée des moins de trente ans ? Survivra-t-elle à l’actuel nivellement par le bas ?

Mes trois filles qui ont plus ou moins 20 ans, sont férues de gastronomie, sans il n’y avoir jamais été obligées. Le tout est une question d’éducation et cela me permet de dire que la gastronomie survivra, tout en devenant plus simple, plus digeste et moins pompeuse. Il se trouvera des restaurants conduits par des représentants de la nouvelle génération, qui se distingueront par des plats mieux adaptés à la vie d’aujourd’hui.

L’amour de la table est-il un signe critiquable de décadence et de conservatisme ou doit-il être admiré et respecté comme l’amour de l’Art et de la Culture ?

L’amour de la table est un signe de culture et d’altruisme. Que de corps de métier attestent que nos réunions gastronomiques traduisent une mission humaine et prouvent, au-dessus des passions, la bonne entente entre Belges, entre Wallons et Flamands, entre Européens, entre tous les hommes de la terre ! Je suis, quant à moi, partisan de poursuivre la mission qui est celle du Club depuis 45 ans, mais qui revêtira une importance plus grande que jamais si chacun se décide à comprendre, à accepter raisonnablement la nécessité humaine d’un altruisme plus grand !

Persuader son prochain de boire le vin de notre vieille mère la terre afin de s’y sentir plus à l’aise, telle est la mission du Club des Gastronomes. C’est aussi une façon de pratiquer la charité puisque le bon vin engendre la bonne humeur et que la bonne humeur provoque les bonnes actions.

Si les bons restaurants belges ne se fournissaient pas en matières premières en France, pourraient-ils faire de la bonne cuisine ?

Oui. Mais si un chef par désir personnel ou sur instruction de son client doit copier une création française, il est évident que certains éléments de base de sa préparation devront provenir de France. Il y a excès à vouloir tout faire venir de France, de Rungis ou d’ailleurs comme certains restaurateurs affirment qu’ils font.

A combien de convives au maximum un chef peut-il servir, selon vous, un repas gastronomique ?

Cela dépend de la compétence du chef, de l’ampleur et de l’équipement de sa cuisine, de la compétence et du nombre de ses assistants, mais selon moi le nombre idéal se situe entre 20 et 30 convives.

La majorité des vins de France sont considérés comme les meilleurs qui soient. Voyez-vous d’autres vins qui puissent leur être comparés ?

La France est le producteur de vins numéro 1, et en qualité, et en quantité. Aucun pays ne peut se targuer d’avoir tant de tels crus. Il faut cependant admettre que d’autres pays, s’ils n’ont pas une telle variété, ont aussi des vins dignes d’intérêt. Le Portugal, par exemple, l’Italie, l’Allemagne et la Hongrie, d’autres, et même les États-Unis, ont certains crus dignes d’être retenus.

Sans vous arrêter au prix, voudriez-vous me donner un projet de dîner que vous souhaiteriez me voir faire ?

Sans vouloir répondre à la Normande, je dois vous dire que cela dépend de la saison. Cela dépend aussi de la capacité du chef et cela dépend aussi du lieu où vous vous trouverez. Je suggère cependant le menu suivant : Un bon champagne brut, à l’apéritif; un consommé clair accompagné d’un sherry sec; un homard à la hollandaise au court bouillon avec un beurre blanc, accompagné d’un Corton Charlemagne de bon millésime ; un cœur de charolais en croûte, clouté aux truffes avec un Château-Margaux ; un choix de fromages, dont les fromages belges, trop souvent oubliés, avec un Romanée Conti; enfin pour clôturer ce dîner et notre interview, un fin soufflé glacé, légèrement vanillé, avec, couronnement, un grand Sauternes ou un champagne demi-sec, idéal en fin de repas.

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