La quiétude habituelle d’un gastronome est parfois bouleversée par des moments d’une rare intensité, dont on sait, à l’instant même, qu’ils se gravent pour longtemps dans la mémoire. Quoi de plus naturel que de vouloir fous faire partager cette expérience privilégiée et – ne boudons pas notre plaisir – d’ajouter encore à la notoriété d’une gloire de notre cuisine nationale.
Ce soir-là, Monsieur Martin nous a reçu dans un salon particulier et s’est assis à notre table, simplement. Un menu qui tient en quelques mots Amuses-bouches, Huîtres pousses en claires, Turbot breton, Boeuf Normand, Citron de Provence. En vérité, derrière cette économie de mots, nous ne devions pas tarder à découvrir un extrême raffinement.
L’Huître. D’abord, une grande papillote de papier. Chacun trifouille et y découvre trois huîtres déposées sur un lit d’algues, écorces de citron et branches de thym. Les parfums sont intenses, mais le goût de l’huître reste pur. Il faut dire que ces coquillages ont connu un traitement d’exception : élevées en solitaires (une au mètre carré), elles ont eu le temps de développer lentement des saveurs particulières, qu’une cuisson instantanée (45 sec.) a saisies à jamais. Tout doit alors aller très vite : l’huître est ouverte et chaque cuisinier (un par assiette…) y dépose une petite purée de persil pur. À consommer immédiatement. La cuisson nous laisse un goût très long, qui exacerbe nos papilles, et toute la pièce est à présent parfumée. L’huître cuisinée l’a enfin emporté sur l’huître nature. Moment d’inventivité pure. Le tout soutenu par un Château de Cialoupet, Côtes de Provence, 1999, blanc de grande classe dont la plus belle qualité est la discrétion face à une assiette aux saveurs si précieuses.
Le Turbot. Autre mets, autres parfums. Un respectable turbot de 7 kg se présente à nous, encore tout fristouillant sous sa belle parure rousse de beurre salé. La bête repart en cuisine et, le temps de la laisser s’imprégner de sa chaleur, nous revient sur six belles assiettes où l’on remarque une Rougette de Montpellier (savoureuse et robuste salade aux arômes de la mer provenant de la région… niçoise) accompagnée d’une sauce au yaourt et coriandre. Discret, un exceptionnel navet qui apporte une note de terre à ce plat de la mer. Dans la sauce, un vin jaune du Jura révèle ses arômes de noisettes, auxquels répondent poivre et muscade dont le poisson a été saupoudré. À nouveau, cette sensation de saveurs pures provenant de produits exceptionnels, cette obstination à nous faire découvrir, toujours et encore, de nouveaux produits qu’on ne trouve qu’à telle époque dans telle région. Il fallait bien, pour résister à cet assaut de plaisirs, cet élégant Crozes-Hermitage, Domaine Jaboulet-Ainé 1994, au nez profond, qui explose au palais. Un goût fruité (pêche de vigne) qui, par opposition, relance les épices de cette deuxième assiette.
Le Boeuf. Normand, ce bœuf… et fier de l’être, en ces temps maudits où l’on médit tant et tant. Sur l’assiette, on découvre trois tranches d’une belle entrecôte persillée, grasses d’une bonne graisse qui a pénétré la viande, napées d’une sauce à la moutarde en grain de Meaux. Sous tout cela, de très fines crêpes de céleri, façon carpaccio, encore presque crues. Et plus bas encore, un pressé de veau (tête et ris), coupé en petits dés, pour donner au tout un « air canaille » ou un « air bistrot », précise le chef. À côté, une petite assiette où l’on nous sert une tranche de foie gras, gersois comme notre hôte, ainsi qu’une pomme cuite « bagnard », espèce de pomme jamais croisée et dont la pureté génétique est farouchement gardée. Dans le verre, un Clos Triguedixia, Cru de Cahors, 1995, dont la robe de sang, sombre et profonde, semble faite pour une viande rouge aussi généreuse. En bouche, l’auxerrois (ou malbec) a bien mûri ; il joue sur le registre de l’ampleur et de la rondeur. La comparaison avec un merlot de Pomerol (Vieux Château Certan, 1994), tout en subtilité, est édifiante.
Le Citron. Point de chocolat pour clôturer ce festin, mais un citron, juste assez astringent pour nettoyer nos tubes … et nous donner bonne conscience. Le fruit a été évidé et farci d’un soufflé de sa propre chair, èà peine sucré et parfumé aux clous de girofle. En bout de parcours, quelle fraîcheur ! Et comme pour contrecarrer ces saveurs acidulées, un vieux porto (10 ans), qui résiste étonnamment bien au citron.
Une grande leçon de gastronomie, commentée en direct par le Maître des lieux. David Martin a la jeunesse, la fougue ; bref il a le feu sacré. Déjà au firmament, il persiste à vouloir apprendre et nous faire apprendre. À coup sûr, ce dîner avait quelque chose d’encyclopédique. Merci, Monsieur Martin, pour ce moment d’intense bonheur !